37.
Ari entra sous le grand porche de la Sorbonne, au milieu des larges colonnes de pierre. Dans la magnifique cour d’honneur, il croisa quelques étudiants, assis à même le sol, le long des murs ou au pied des statues de Victor Hugo et de Pasteur, puis il passa par la galerie Robert de Sorbon pour rejoindre le département des lettres.
Avant de quitter Levallois, Ari avait joint par téléphone le professeur Bouchain, qui enseignait les formes anciennes du français à Paris-IV, et qui avait accepté de le recevoir le jour même. Ce n’était pas la première fois que l’analyste faisait appel à ce vieux professeur de fac, un érudit dont la maîtrise des diverses variantes du vieux français et de ses dialectes n’avait d’égale que sa modestie et sa disponibilité. Il faisait partie des nombreux contacts qu’Ari entretenait dans les milieux universitaires, parce que ses recherches nécessitaient souvent l’aide de spécialistes de cet acabit.
— Je ne vais pas vous embêter longtemps, professeur. J’ai deux textes très courts, écrits en picard du Moyen Âge, à faire traduire. Vous êtes sans doute mieux à même que moi d’y comprendre quelque chose.
Le vieil homme, assis derrière son bureau en désordre, hocha la tête.
— Je ne suis pas familier avec le picard, Ari, mais je peux jeter un coup d’œil, si vous voulez. C’est une langue qui n’est pas si éloignée que ça du vieux français. Montrez-moi votre texte. Au pire, je vous adresserai à l’un de mes collègues de l’université Jules-Verne, à Amiens.
Ari aplatit la photocopie de Paul Cazo sur le bureau du professeur Bouchain.
— Diable ! Cela ressemble fort à une page du carnet de Villard ! lâcha le vieil homme en approchant son nez de la feuille.
Ari marqua son étonnement. Ces carnets étaient plus célèbres qu’il ne l’avait soupçonné.
— Il est fort probable que cela en soit une, en effet…
— Et c’est le dessin d’un astrolabe arabe, ajouta le professeur, dont l’érudition ne cessait de surprendre Ari.
— Je le pense aussi.
— Bien. Pour les lettres, en haut, « LE RP – O VI SA », je ne peux pas vraiment vous aider, ce sont des abréviations, n’est-ce pas ?
— Oui, ou un mot codé, je ne sais pas.
— Soit, reprit le vieil homme en réajustant ses lunettes sur son nez, alors, voyons ce premier texte, là, à côté de l’illustration… « Je ui cest engien que gerbers daureillac aporta ichi li quex nos aprent le mistere de co qui est en son le ciel et en cel tens navoit nule escriture desore. »
Il marmonna quelques mots dans sa barbe.
— Hmmm. Je vois. Je vous fais une traduction littérale, n’est-ce pas ?
— Bien sûr.
— Vous voyez, l’une des difficultés pour un profane, avec le picard du Moyen Âge, c’est que la lettre « u » et la lettre « v » s’écrivent toutes les deux « u », et que le « j » s’écrit « i ». Les débutants ont souvent un peu de peine avec cela. Alors… Je me lance : J’ai vu ce… Attendez, oui, c’est bien ça. « J’ai vu cet engin que Gerbert d’Aurillac apporta ici…»
Le professeur hésita un instant, lut la suite à voix basse, puis il releva la tête et livra la traduction complète, visiblement sûr de lui.
— « J’ai vu cet engin que Gerbert d’Aurillac apporta ici et qui nous enseigne le mystère de ce qui est dans le ciel et à cette époque il ne portait aucune inscription. »
Ari nota la traduction sur son carnet Moleskine.
— Vous savez qui est Gerbert d’Aurillac, n’est-ce pas ? lui demanda le professeur.
L’analyste haussa les épaules d’un air embarrassé.
— Non, je vous avoue que non…
— Gerbert d’Aurillac était un moine auvergnat devenu pape sous le nom de Sylvestre II, aux alentours de l’an mille. C’était un grand mathématicien et un éminent spécialiste de la culture antique. Un personnage étonnant…
— Je vois. Je vous remercie, je chercherai de plus amples informations sur lui plus tard. Et le deuxième texte, en bas de la page, vous pensez pouvoir le traduire aussi ?
— Oui, sans doute. C’est moins compliqué que je ne le pensais. Attendez… « Por bien comenchier, ia le cors de le lune deuras siuir par les uiles de franche e dailleurs lors prenras tu mesure por co que acueilles bon kemin. »
Tout en suivant les mots du doigt, il murmura quelques paroles inaudibles, se concentra encore un peu plus puis ouvrit un large sourire, comme si le texte l’avait amusé.
— C’est singulier… C’est une véritable chasse au trésor, votre papier !
— Qu’y a-t-il d’écrit ? le pressa Ari.
— « Pour bien commencer, tu devras suivre la marche de la lune à travers les villes de France et d’ailleurs. Alors tu prendras la mesure pour prendre le bon chemin. » Vous êtes sûr que ce n’est pas une farce, votre affaire ? On ne dirait pas vraiment du Villard de Honnecourt, mais plutôt une blague d’étudiants. C’est un jeu ?
— Non. Je pense que c’est très sérieux, au contraire. Mais je n’en sais pas plus…
— Eh bien ! Vous me raconterez, cela a l’air amusant, votre affaire !
— Bien sûr, professeur. Quelque chose me dit que j’aurai encore besoin de votre aide dans les prochains jours, si vous voulez bien. Je vous remercie vivement.
— Je vous en prie, ce n’est rien. C’est toujours un plaisir de vous revoir, Ari. Vos enquêtes me changent un peu de l’enseignement !
L’analyste prit congé du professeur en lui serrant chaleureusement la main et se rendit directement vers la bibliothèque de la Sorbonne, au milieu du bâtiment. D’après ce que venait de traduire le professeur Bouchain, il devait y avoir un lien entre l’astrolabe et ce fameux Gerbert d’Aurillac. « J’ai vu cet engin que Gerbert d’Aurillac apporta ici. » Avant de quitter les locaux de l’université, il voulait sans tarder fouiller cette piste.
Après avoir pioché plusieurs ouvrages de référence dans le rayon consacré à l’histoire médiévale, il prit place à une table parmi les étudiants. Il feuilleta les livres qu’il avait sous les yeux et lut avec attention les différentes biographies qu’il put trouver au sujet de ce personnage.
Avant tout, on y relatait la brillante carrière religieuse de cet homme né en Auvergne vers 938. Après des études dans un monastère bénédictin, il s’était fait remarquer en 963 par le comte de Barcelone. Celui-ci l’avait emmené en Espagne où il avait poursuivi ses études. Passionné d’arithmétique, il s’était notamment permis d’abandonner l’emploi des chiffres romains, leur préférant ceux des marchands arabes, nombreux à Barcelone.
Après trois ans passés à étudier en Espagne, Gerbert d’Aurillac avait accompagné le comte de Barcelone à Rome, où il avait rencontré le pape Jean XIII et l’empereur Othon Ier. Celui-ci, impressionné par son érudition, lui avait alors confié l’éducation de son fils Othon II. Repéré quelques années plus tard par l’archidiacre de Reims, il prit la direction du collège épiscopal de cette ville. Reims… L’occurrence ne pouvait être un hasard, pensa Ari.
En 982, la réputation de Gerbert et l’amitié que lui portait Othon II lui avaient valu de recevoir la direction de l’abbaye de Bobbio, en Italie. Puis il était devenu archevêque de Reims à son tour.
En couronnement de cette carrière déjà très honorable, proche des empereurs influents, il avait été élu pape en 999, à la mort de Grégoire V, sous le nom de Sylvestre II. Enfin, il s’était éteint à Rome en l’an 1003.
Mais ce qui intéressa surtout Ari, ce furent les nombreuses anecdotes étonnantes qu’il glana ici et là au sujet de Gerbert d’Aurillac. Avant tout, il y avait des détails quelque peu sulfureux. Après la mort de ce pape qui avait traversé l’an mille, l’Église, devenue méfiante à l’égard des érudits, avait sali sa mémoire et prétendu qu’il devait son savoir et son élection à un accord passé avec le diable ! De même, certains auteurs racontaient que, après un voyage aux Indes, il avait acquis des connaissances qui avaient stupéfié son entourage. Selon eux, il possédait dans son palais une tête de bronze magique qui répondait par oui ou par non à toutes les questions que Gerbert d’Aurillac lui posait… Selon lui, cette tête n’était en réalité qu’une simple machine de son invention, qui effectuait des calculs avec deux chiffres ; une sorte d’ancêtre des machines binaires.
Ce personnage, tellement passionné par les sciences, avait été capable de faire des choses hors du commun pour son temps. Par exemple, la légende racontait qu’il s’était déguisé en musulman pour visiter la fabuleuse bibliothèque de Cordoue et ses centaines de milliers de volumes… Gerbert d’Aurillac s’était initié à la science musulmane lors de son séjour en Espagne, et en particulier aux mathématiques et à l’astronomie, grâce à ses séjours dans les monastères catalans qui détenaient de nombreux manuscrits arabes. Ainsi, il restait encore célèbre aujourd’hui pour avoir rapporté en Europe le système de numération décimale et le zéro. Il était également capable de calculer l’aire des figures régulières, comme le cercle, l’hexagone ou l’octogone, mais aussi le volume de la sphère, du prisme, du cylindre, de la pyramide.
Enfin, et c’était au fond la seule information véritablement importante pour Ari, Gerbert d’Aurillac aurait rapporté d’Espagne le premier astrolabe que l’occident chrétien ait connu, et grâce auquel il avait expliqué, bien avant Galilée, le fonctionnement du système solaire. Cet astrolabe aurait ensuite été conservé par la ville de Reims.
« J’ai vu cet engin que Gerbert d’Aurillac apporta ici. » Ici, ce pouvait donc être Reims. L’astrolabe dessiné sur la photocopie de Paul Cazo était vraisemblablement celui rapporté à Reims par le futur pape.
Ari avait espéré trouver dans les différents ouvrages la représentation de ce fameux astrolabe, mais il ne vit rien de tel. Il passa l’heure suivante à le chercher, en vain, dans d’autres volumes plus généraux, afin de voir s’il pouvait correspondre au dessin de Villard. Malheureusement, il comprit rapidement qu’il lui faudrait sans doute chercher ailleurs.
Ari avait acquis la certitude qu’il y avait un rapport entre l’astrolabe, Gerbert d’Aurillac et la ville de Reims. La ville où Paul avait été assassiné. Cela ne pouvait être un hasard.